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Vladimir Poutine, les réseaux sociaux et le contrôle orwellien des données personnelles

Comment Vladimir Poutine a-t-il transformé ces plateformes en armes et leviers effectifs dans sa lutte idéologique perpétuelle contre ses opposants politiques, ainsi que dans le contrôle de son espace informationnel et des données personnelles de sa population ?


« Où est la limite entre le succès d’une entreprise mondiale aux services populaires (…) et des tentatives de contrôler brutalement, à leur propre discrétion, la société ? ». C’est la question que Vladimir Poutine a posée, le 27 janvier dernier, aux spectateurs et participants du forum de Davos. Le Président de la Fédération de Russie perçoit la montée en puissance des géants mondiaux du Web, les GAFAM, comme une perspective de concurrence sérieuse pour les états.

Autant sur le plan de l’influence que du contrôle de l’information et des données à caractère personnel, ils détiennent un potentiel de pouvoir immense. Ces acteurs privés contrôlent un flux inimaginable de données numériques à caractère personnel. Elles peuvent potentiellement renseigner les moindres aspects de la vie d’un sujet, de son emploi du temps à ses déplacements précis, de son idéologie politique à son niveau d’allégeance au pouvoir en place.

C’est aussi une méfiance affichée et assumée envers son rival américain, symbolisée par ces entreprises privées occidentales pour l’immense majorité nées au sein de la Silicon Valley. Les révélations de surveillance de masse de la National Security Agency (NSA) par l’ancien fonctionnaire d’Etat Edward Snowden, qui a trouvé l’asile au sein de l’Etat-Continent, n’ont fait qu’entériner cette méfiance. Comment est-il imaginable pour le dirigeant d’un État emprunt d’une culture de la surveillance tel que la Russie de laisser cette vulnérabilité exploitable, cette porte vers la surveillance, l’étude de sa population et le contrôle informationnel, entre les mains de son rival politique historique ?


Il est aisé de percevoir le culte que voue le dirigeant d’un Etat autoritaire pour le contrôle de cet « or numérique » produit par sa population. M. Poutine ne peut traduire le contrôle extérieur de cette masse incalculable de renseignements que comme une perte de souveraineté, une faille inacceptable sur son propre espace informationnel et dans le contrôle de ses citoyens.

Une limite a selon lui été franchie avec, dit-il, l’atteinte aux « droits fondamentaux humains » qu’a représentée la fermeture du compte twitter de l’ex-Président des États-Unis Donald Trump. L’urgence se fait sentir pour le Président russe, puisqu’un acteur privé a été légalement et matériellement capable de couper un canal de communication et d’influence privilégié d’un dirigeant. Sa ligne politique directrice donne comme impensable le contrôle privé ou en dehors de la sphère politique d’un réseau social, ce forum d’information aujourd’hui privilégié, ce vecteur d’influence ou incubateur de contre-pouvoirs.



Siège du FSB, le service de renseignement fédéral russe à Moscou (Source image : Manuel Menar)






Le contrôle des données des citoyens russes sur les réseaux sociaux étrangers

Le premier volet de cette stratégie de contrôle des réseaux sociaux fit tout d’abord appel à la loi. Le Kremlin a formé un réel arsenal juridique permettant de contrôler chaque octet de données émis par un citoyen russe sur le Net. La loi fédérale du 28 juillet 2012 prévoit l’établissement d’une « liste noire » de sites que le pouvoir central perçoit comme contenant des informations dites « sensibles » et dont la diffusion doit être restreinte.

Puis, une loi fédérale du 4 juillet 2014 a par exemple imposé aux sites Internet étrangers tels que Facebook, Google ou Twitter, l’obligation d’héberger les données personnelles émises par les utilisateurs russes sur le territoire. Cette obligation vise n’importe quel site, à la demande du Roskomnadzor, l’agence russe de surveillance des télécommunications chargée de la « censure » et du contrôle de l’information.


Il faut ajouter à cela la loi promulguée le 1er novembre 2017 par Vladimir Poutine, interdisant les VPN et toutes les applications visant à dissimuler l’identité de l’utilisateur. En l’absence d’anonymisation dans l’utilisation de ces services, le gouvernement détient une liberté totale de consultation de ces données. Il est en mesure de tracer et d’identifier chaque auteur d’une publication qui déplait au pouvoir. Comment ?


Le FSB, le service de renseignement fédéral, peut profiter des filtres disposés sur la totalité des installations des Fournisseurs d’Accès Internet (FAI) du pays. Grâce à l’immense réseau de ce dispositif nommé SORM, à partir du moment où une donnée est émise ou transite par le territoire numérique russe, le gouvernement peut la capter, librement, légalement et automatiquement. Hérité de la période soviétique, ce dispositif est l’illustration effective de cette culture de la surveillance, qui a évolué jusqu’à atteindre la sphère numérique et d’Internet.


Les filiales russes de Facebook et Twitter ont notamment dû se plier à la surveillance et à la censure du Roskomnadzor. Elles sont obligées d’héberger toutes leurs données émises par les utilisateurs nationaux, sur le territoire du Kremlin et non pas dans la Silicon Valley comme c’est le cas pour tous les autres Etats. C’est d’ailleurs le non-respect de ces dispositions par LinkedIn, réseau social appartenant à la firme américaine Microsoft, qui a conduit le tribunal de Moscou en 2016 à bannir son utilisation à travers le territoire.



Alicher Ousmanov (à droite), accompagné par Dmitri Medvedev (à gauche) à la tête du Conseil de Sécurité le 9 septembre (Source image : Présidentiel Press and Information Office / kremlin.ru)





Une stratégie d’appropriation des réseaux sociaux nationaux

Le second volet de cette stratégie du Kremlin dans le contrôle des données personnelles de sa population est directement lié à l’émergence de services numériques nationaux, venus concurrencer les services étrangers. Ces réseaux sociaux et autres services nés sur les territoires ont peu à peu fait l’objet d’une « appropriation » par le gouvernement russe. L’exemple de VKontakte et de Telegram, deux services russes de réseau social et de messagerie cryptée, est extrêmement révélateur. VKontakte est considéré comme le « Facebook russe » et Telegram quant à lui, peut davantage s’apparenter à WhatsApp.

Son créateur … Pavel Dourov fut forcé à l’exil. … C’est le groupe d’investissement United Capital Partners, dirigé par Alicher Ousmanov, homme le plus riche de Russie et proche du pouvoir, qui a finalement acquis 52% de l’entreprise.

Même si cette acquisition étatique ne dit pas son nom, elle a permis au cercle rapproché du Président russe d’avoir un contrôle illimité sur les deux plus grands services nationaux de messagerie en ligne et de réseau social. Ce processus a permis aux acteurs qui représentent le lien étroit entre le monde politique et des affaires en Russie d’attirer et de conserver dans leur giron et celui du gouvernement une entreprise stratégique, disposant d’une masse conséquente de données personnelles. Nous sommes manifestement en face d’une mainmise oligarchique et gouvernementale sur les données personnelles et l’information en ligne.


Les libertés numériques individuelles des citoyens russes en péril

Il est opportun d’étendre notre interprétation en ce que l’éviction de Pavel Dourov s’insère dans cette lutte éternelle que mène le gouvernement russe contre ses opposants politiques. Ces processus de censure, de contrôle et de surveillance de l’espace informationnel servent à couper à la racine les divergences idéologiques à travers le pays. Selon le modèle politique en place, une pleine liberté d’expression sur les réseaux sociaux par le Kremlin serait une menace en ce qu’ils sont des vecteurs idéologiques et informationnels des contre-pouvoirs. L’organe étatique russe détient un contrôle total sur ce que les usagers de l’Intranet russe doivent ou ne doivent avoir connaissance.

Cette stratégie est extrêmement liberticide pour les citoyens du pays dont l’écrasante majorité des données personnelles contenues sur ces sites russes et internationaux sont les propriétés du Roskomnadzor, du FSB et du Kremlin. Sur les deux années 2015 et 2016, L’ONG Agora a observé 47 emprisonnements de citoyens russes sur le fondement du contenu de leurs publications sur les réseaux sociaux. Elle dénonce aussi en 2017, une moyenne de 244 pages bloquées par le Roskomnadzor, ce qui appuie cette volonté de contrôle de l’information et des esprits via les médias et vecteurs informationnels en ligne. L’association identifie en outre des sujets plus surveillés que d’autres, ayant mené à des condamnations à une fréquence plus importante, comme l’intervention en Syrie ou l’annexion de la Crimée.


Un jeune homme portant une pancarte dénonçant l’anticonstitutionnalité des lois “RuNet” durant une manifestation pour l’ “Internet libre” à Moscou le 21 avril 2018 (Source image : AFP)




D’autres plateformes concernées, d’autres Etats menacés

Néanmoins, ces règles et manœuvres ne concernent pas seulement les réseaux sociaux, qui ne sont pas les seuls pôles numériques de transit et d’émergence de données personnelles. Des services de presse comme LiveJournal, des plateformes de partages de vidéos telles que OK.ru ou RuTube, ainsi que d’autres services de messagerie en ligne comme Mail.ru sont également concernés. En plus d’être hébergés sur le territoire, ils sont leaders dans leurs domaines respectifs et concentrent les usages des internautes à travers le pays. La volonté d’appropriation stratégique de ces acteurs privés est une priorité pour le Kremlin.

En 2015, Vladimir Poutine avait critiqué le fait que Yandex, aujourd’hui le moteur de recherche le plus utilisé du Web russophone, soit en partie détenu et dirigé par des capitaux et cadres occidentaux. Yandex a réussi à rivaliser avec la filiale russe du géant américain Google, avec qui il partage aujourd’hui pour moitié les requêtes des internautes utilisant le RuNet, avec tout de même un avantage pour Yandex.

Au moment de son introduction en bourse en 2009, le ministre des Télécommunications de l’époque Igor Shchegolev, se disait inquiet de cette émancipation et souhaitait que « les entreprises russes de nouvelles technologies de premier plan gardent des décisionnaires russes ». Cela entraina pressions et négociations entre le pouvoir central et le PDG et créateur du géant numérique Arkadi Voloj. Le moteur de recherche fut alors, à partir de ce moment-là, détenu en très grande partie par Sberbank, le principal établissement financier de Russie et appartenant à la banque centrale russe, lui octroyant un droit de véto sur toute vente importante de capital par l’entreprise.


Siège du géant russe du numérique Yandex à Moscou (Source image : WikiFido)

L’espace informationnel que représentent les réseaux sociaux, ainsi que toutes les autres plateformes où transitent les données personnelles de citoyens russes, est alors un terrain à exploiter, à contrôler, à protéger, au même titre que son espace aérien, maritime, terrestre ou extra-atmosphérique. Il est inconcevable pour le pouvoir en place de ne pas avoir un œil et une main sur un canal de communication aussi diffu que les réseaux sociaux, les moteurs de recherche ou les messageries cryptées. L’émergence de l’un de ces services au niveau national, l’implantation d’une entreprise numérique sur le marché russe fait automatiquement l’objet respectivement d’une appropriation ou d’une mainmise par le Kremlin.


Cette volonté d’établir un vase clos numérique est assumée. Elle est aussi perçue par les adversaires géopolitiques de l’État-Contient, tels que l’Ukraine ou la Géorgie. Ces jeunes républiques postsoviétiques, ayant interdit par exemple le moteur de recherche Yandex sur leur territoire, ont saisi l’utilisation que fait la Russie de Vladimir Poutine de ces plateformes. Le champ des possibles est immense. On peut ainsi craindre des actes d’espionnage ou de collecte de données de masses pour l’étude à grande échelle d’une population. La censure et le contrôle de l’information menant à une influencer l’opinion publique ou des scrutins politiques, en Russie comme ailleurs est aussi une menace potentielle.

Un parallèle est automatiquement fait entre ce « Rideau de Fer Numérique », avec celui de son équivalent chinois que l’on appelle « La Grande Muraille Numérique ». L’Etat-Continent s’est encore rapproché davantage de ce vase totalement clos que l’Empire du Milieu a réussi à former autour de son Intranet.


Avec sa dernière loi dite de « l’Internet Souverain » promulguée en mai 2019 et entrée en vigueur depuis novembre dernier, la Russie de Poutine a fait le choix d’un isolement total de son segment Internet national, l’aboutissement de sa stratégie de souveraineté numérique. Cette loi consiste à poser un filtre infranchissable appliqué sur les entrées et les sorties des données numériques qui transitent ou sont émises sur le territoire. C’est en définitive, le certificat de décès irréversible de la liberté et de la neutralité du Net russe, rendant le principal vecteur de contre-pouvoirs contemporain dans un Etat autoritaire. C’est un boulevard totalitaire pour un Président qui s’est constitutionnellement octroyé le droit de rester au pouvoir jusqu’en 2036.


Sources

Diplômé d’un master en Relations Internationales – Expertise et Risques Internationaux. Rédacteur, recherche et plaidoyer, influence au siège de France Terre d’Asile (Paris 18e) concernant les crises et politiques migratoires européennes ainsi que la situation du droit d’asile et des doits des étrangers en Europe.

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